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Dimanche, ce 12 Juin, 1821.
J ’ai travaillé toute la matinée; je n’ai eu le temps que pour faire un petit tour dans le jardin. Je pensais à ma disgrâce; j’ai été triste et cherchais la solitude. Mais dans l’après-diner je pris la résolution d’aller chez Izmaïloff afin qu’on ne croie pas que je conserve de l’humeur de la soirée d’hier. Comme je devais passer presque devant la porte de Panaïeff, je suis entré chez lui pour lui souhaiter le bon jour. Il me reçoit assez froidement et j’y vois Richter feuil-lettant quelques papiers. Panaïeff me dit qu’il a entendu de Mr Ostolopoff, Kniagewicz et Izmaïloff qui sont venus le voir dans la matinée que j’ai été maltraité par Md. Je lui conte tout et il me remet le billet de Madame, très of-fensant et très dur où elle me reproche d’avoir volé les billets de Panaïeff. Je ne me serais jamais attendu à cette sortie: Panaïeff me communique qu’elle lui a aussi écrit en faisant part de ce prétendu vol.
A 11 heures du matin.
Le domestique qui la servait, Wladimyr est venu me demander de lui procurer une place. J ’ai été charmé de pouvoir obliger quelqu’un qui la ser-vait, mon cœur est très gâté sur ce point; si j’aime quelqu’un, j’aime tout ce qui dépend de lui, tout ce qui lui est attaché, même tout ce qui l’était connu. Je me suis donc offert de très bonne grâce de rendre un service à son ancien domestique, et j’en parlerai au Prince.
A 4 heures et demi de l ’après-midi.
Le Prince m ’a recommandé de lui amener Wladimyr, et comme ce do-mestique m’a dit qu’on peut l’avoir en payant sa rançon, le Prince y consenti, d’autant plus qu’un de ses laquais est mort et l’autre malade. Le Prince m’a dit des choses très obligeantes que ma recommandation suffit et que je ne lui ai jamais présenté que ce qui était vraiment bon. Il est vrai que je lui ai procuré un homme excellent, M. Kolomytzoff pour être èconome de l’institut des Sourds et Muets; aussi le P. se reposa parfaitement sur ma recommandation. Je serais ravi s’il me réussit de même de délivrer ce pauvre Wladimyr des griffes de son maître actuel.
Ce 12 Juin 1821.
Madame!
La derniere fois que j ’ai eu l’honneur de passer la journée chez vous, j’ai pu remarquer que vous avez cherché toutes les occasions et tous les mo-yens pour m’aigrir, m’humilier et m’attirer du ridicule sans que je vous en aie prêté la moindre raison. Entièrement tranquille sur votre compte, fort de la lo-yauté de ma propre conduite et me reposant sur les bons accueils dont vous m’avez honoré antérieurement, j’ai pu, je l’en conviens, n’être pas autant sur mes gardes que je l’aurais été. Aussi lorsqu’il vous a plu de me demander ce que je voulais taire, j’ai eu l’honneur de vous répondre que j’allais faire un tour de promenade comme c’est mon habitude quand je n’ai rien de mieux à faire. J’ai vu la mine menaçante que vous m’avez faite alors mais j’étais per-suadé que vous me jugeriez mieux par la suite. En vérité, Madame, ne dois-je pas voir clairement que lorsqu’il y a du monde chez vous ou que vous me faîtes venir à vos dîners invités, je suis toujours là comme un de ces magots de la Chine qu’on met sur la cheminée uniquement pour occuper une place. Si je prends la liberté de vous adresser la parole, de vous offrir mes services, vous les recevez de si mauvaise grâce que cela ne peut pas manquer d’être aperçu de tout le monde, mais la plupart du temps vous avez l’air de ne pas vous aper-cevoir si j’y suis ou non. Et pourquoi donc faire venir un homme à qui on veut marquer du mépris ou qu’on veut laisser dans l’oubli? Autant vaudrait-il lais-ser en repos celui à qui l’on ne s’intéresse point. Vendredi, par exemple, vous avez taché mettre à son aise chacun de votre société, et moi j’étais le seul qui n’a reçu pour son co mpte que des grimaces ou des outrages.
De mon c ôté j’ai pris la hardiesse de vous faire remarquer, Madame, qu’on ne parvient pas si facilement à me décontenancer, j’ai été encore forcé d’adopter le rôle qui convient le moins à mon caractère – celui d’insolent, et ce rôle, comme vous l’avez vu ne m’a pas mal réussi; j’affectais une légèreté et même une gaîeté qui étaient diamétralement opposés à ce que je sentais alors intérieurement.
Vous m ’avez dit, Madame, que vous ne me parlerez plus comme vous le faîtes avec Mr Yakowleff. De grâce, Madame, ayez la bonté de me dire, est-ce bien sincèrement votre intention. Je dois le savoir afin de pouvoir modeler làdessus ma conduite. Je n ’ai pas oublié non plus le rang de bas officier qui vous a parût si bas: cette petite sortie pourra servir de pendant à une autre de la même espèce qui a eu lieu au sujet des gens qui sont pauvres. Je sais bien que je suis pauvre et sans rang; mais j’ai l’avantage de connaître bien de personnes qui sont éminemment riches et d’un rang infiniment au dessus du mien et qui cependant ne croient point s’abaisser en me traitant d’une manière amicale. Aussi je ne cherche jamais moi-même des nouvelles connaissances; je les trouve ou par hasard, ou par des avances qu’on me fait, ce qui n’a pas peu con-tribué à rendre mon âme assez fière pour savoir apprécier à leur juste valeur les injustices qu’on me fait.
Permettez-moi, Madame, de revenir sur le chapitre de pr étentions, mot qui se trouve toujours dans votre bouche et qui doit y avoir plus d’un sens. Quelles prétentions me supposez-vous à moi, Madame? Je n’ai jamais préten-du point qu’on s’occupât exclusivement de mon chétif individu, mais je ne présente non plus l’homme de servir de plastron aux outragers lorsque vous ju-gez à bon de bouder quelqu’un. Toutes mes prétentions se bornent dans le vouloir être traité comme tout le monde et comme moi-même je suis traité; et si non, non.
En prenant la libert é de vous exposer le sujet et les motifs de mes peines, j’ose encore vous prier, Madame, de ne pas m’ôter vos bontés et votre bienveillance qui sont pour moi le seul bonheur auquel j’aspire; ainsi que de vouloir bien croire aux sentiments de la plus parfaite estime avec lesquels j’ai l’honneur d’être,
Madame,
Votre tr ès humble et très ob éissant serviteur
Est ce bien digne de votre caract ère, Madame, que de me traîter de la sorte! Peut-on apostropher du nom de voleur les gens qu’on daigne admettre chez soi et qui n’ont jamais démenti par aucune action illicite la bonne opinion que vous avez paru en avoir? La propriété d’autres est pour moi une chose si sacré, qu’il m’est pénible d’être même soupçonné de fouiller dans les papiers qui ne m’appartiennent point, car j’ai toujours donné la preuve d’une confian-ce aveugle dans les personnes qui m’honorent de leurs connaissance. Et avez-vous jamais remarqué quelque chose de semblable? m’avez-vous trouvé lisant ou feuilletant les lettres qui sont sur votre table à écrire? Hé, Madame! vous avez mal étudié mon caractère si vous me jugez capable d’une telle indignité. Et si c’est une autre intention qui a pu motiver ce prétendu soupçon, je vous plains, Madame, de n’avoir pas choisi quelque autre expédient, car M-r Pa-naïeff, qui connait assez mes principes, est parfaitement rassuré sur mon compte.
Lundi, le 13 Juin 1821.
С ’est demain que nous allons à la campagne. J’en suis enchanté; cela pourra me servir d’excuse aux yeux de Mr. Ponomareff de ce que je ne serais pas venu si souvent.
Hier, à une heure de l’après-midi, j’ai porté moi-même ma réponse à Md. J’ai choisi exprès ce temps pour lui faire voir que je l’estime encore beau-coup pour venir me justifier moi-même, et que je suis trop sûr de mon innocence pour éviter de me rencontrer avec elle: mais en même temps je savais qu’ils devaient n’être pas à la maison, parceque Mr. m’en dit encore vendredi qu’ils ne dîneraient pas chez eux dimanche. De sorte que j’ai su concilier mes devoirs de courtoisie envers Madame avec l’intention d’éviter une rencontre fâcheuse où je pourrais bien m’emporter et lui dire des choses désagréables, et je ne veux pas manquer au respect que je lui conserve. Ma lettre dira tout: je l’ai remise, bien enveloppé et cachetée, au seul domestique que j’ai pu trou-ver. J’aimerais mieux la remettre à la femme de chambre, mais elle ne s’y trou-vait point.
Apr ès dîner je suis allé chez Izmaïloff qui m’a promis la veille de me mener chez le fameux Ganine, chez qui il y a tous les dimanches la musique etc. Izmaïloff m’a pourtant manqué de parole: il n’a pas dîné à la maison et n’était pas encore rentré. En revenant, j’ai passé encore chez Panaïeff qui va mieux: j’ai pris le thé chez lui. Il m’a reçu avec plus de franchise que la veille. Nous avons parlé de Madame, enfin de matière en matière je suis resté chez lui jusqu’à onze heures. Yakowleff est aussi venu le voir. Il a conté plusieurs traits du prêtre Mansuetoff qui m’ont confirmés dans la bonne opinion que j’en avais conçue.
En sortant de chez Pana ïeff j’ai passé une heure chez Amélie qui était venu depuis trois mois vainement frapper à ma porte. Je me ris quelquefois de moi-même. Je me venge toujours sur ma personne des injustices qu’on me fait. Dans l’Ukraïne, en Pologne, après la disgrâce d’une femme comme il faut, je me précipitais entre les bras d’une courtisane, comme pour tirer vengeance de mes propres sentiments. Amélie pourtant fait exeption: elle est joli, modeste, même sensible comme elle le s’expose et sa petite figure chiffonné d’alleman-de, et sa taille svelte et gracieuse, sa belle chevelure, son beau sein peuvent faire une illusion au défaut de mieux. Elle a été enchantée de me revoir, mais elle s’est aperçue que j’étais trop distrait.
J ’ai été trop sage les trois mois derniers; je faisais le sacrifice de mes plaisirs, reprimant mon tempérament de feu à une personne qui s’en moquait. Parlons maintenant des folies, tâchons de nous étourdir en buvant dans la coupe des plaisirs faciles et d’oublier les rêves séduisants d’un bonheur imagi-naire. Ici, où je me peins tel que je suis et que personne ne lira, du moins avant ma mort, je n’ai pas besoins de me déguiser.
Mardi, le 14 Juin 1821.
La matin ée d’hier s’est passeé à écrire. Je suis pourtant sorti avant deux heures pour respirer l’air frais dans le jardin. J’y ai trouvé le compte Kwostoff qui me faisait subir mort et martyre avec la traduction de son épître: il me mé-nace de venir à la campagne du Prince et de m’apporter plusieurs exemplaires de la traduction de S. Maure.
A 7 heures j ’allais dans la société des Zélateurs pour passer avant l’ou-verture chez Bulgarine et chez Yakovleff ayant eu à parler à tous les deux. J’ai rencontré le colonel Noroff en droschki dans la Grande Meschtschansky: il al-lait me trouver ou, à défaut de moi, Mr. Izmaïloff pour faire ensemble son entrée chez les Zélateurs. Je lui ai dit qu’il était encore trop de bonne heure, la séance ne s’ouvrant qu’à 9 heures et je l’ai invité à passer chez Bulgarine que nous avons trouvé entouré de deux Polonais, gens de lettres. Peu de moments après, viennent chez lui Woïeikoff, Gretsch, Gnéditsch et Nicolas Bestougeff; nous passons ensemble à la Société et sur l’escalier le pauvre colonel tombe, sa jambe de bois ayant glissé sur une pierre trop aplanie. Pendant la séance, Gnéditsch nous lit un très beau discours, très pathétique, pour remercier la Société de l’avoir reçu son membre effectif. Il prononçait avec beaucoup de feu et avec cet art de déclamer que personne ne peut lui disputer. Tous les cœurs ont été électrisés; j’étais tout ouïe et tout attention. Le discours a été assez long et pourtant j’aurais voulu qu’il durât deux fois autant. Dans la suite de la séan-ce on l’a élu président en second de la Société.
La s éance étant levée et les membres fonctionnaires élus pour le se-mestre qui vient, on a fermé la Société pour un mois et demi. Gneditsch, Gretsch, Borotynsky, Glinka, Delwig, Lobanoff et moi, nous sommes allés prendre le thé chez Bulgarine. La réunion a été extrèmement animée, on cau-sait, on racontait des anecdotes etc. Gnéditsch m’a demandé si je n’ai pas dîné ce jour-ci chez Md. sa tante? Je lui ai dit que non. – II y a eu pourtant un dîner invité. – J’étais sûr d’avance que je n’y serais pas invité. – Pour-quoi? – Madame est fâchée contre moi. – Elle s’apaisera avec le temps; cela ne dure pas longtemps chez elle. J’en conviens; mais j’ai aussi mes raisons pour y aller le plus rarement possible.
Lobanoff a été à ce dîner. Il m’a dit qu’il n’y a eu que lui et sa femme et le gros Krylo ff.
Tout le monde étant parti, nous sommes restés à trois:
Bulgarine, Glinka et moi. Je leur ai lu mes stances à la Liberté, ils les ont trouvé bons, mais ils m’ont conseillé de ne les donner à personae.
Je suis rentr é après deux heures.
Non! je ne pourrai pas venir demeurer chez elle. Je dois partir au-jourd ’hui à la campagne. Il y a une lettre qui m’inquiète beaucoup et qu’on a reçu de Twer adressée à la Princesse Barbe; la main qui a mis l’adresse m’est inconnue. Je serai au désespoir si elle dit des nouvelles fâcheuses d’Alexis ou de son aimable épouse; ils sont au voyage et il y a si longtemps qu’on n’en a reçu aucune nouvelle, et elle surtout qui est enceinte! S’il arrive quelque mal-heur, adieu mon pauvre Alexis! je devrai pleurer une double perte de deux êtres qui m’étaient si chers dans la vie.
A 11 heures du soir. A la campagne.
J ’ai été dans des angoisses mortelles. Heureusement que ce n’est qu’une lettre de Mr Ossipoff, comme je l’ai su de la Princesse Barbe elle-même. Je ne sais qui aurait pu prendre plus d’intérêt à ses amis, à des personnes qu’il chéris, comme je le fais. Mon cœur était oppressé d’un poids énorme, et je n’ai repris ma gaîeté qu’après la connaissance de la chose. Je n’ai pas pourtant quitté la ville sans avoir vu le colonel Noroff: je l’ai trouvé écrivant en italien une lettre à sa sœur. J’ai causé avec lui plus de deux heures. Nous nous som-mes arrangés pour aller jeudi chez Md Panaïeff; je ne sais si cela aura lieu.
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