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Читем онлайн Lombre chinoise - Simenon

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— Vous ne pouvez me dire vers quelle heure se place cet incident ?

— Ce me serait difficile… Attendez… Je ne voulais pas dîner… Pourtant, vers huit heures et demie, Albert, mon valet de chambre, m’a supplié de prendre quelque chose… Et, comme je refusais de m’attabler, il m’a apporté dans le salon des bouchées aux anchois… C’était avant…

— Avant huit heures et demie ?

— Oui… Mettons que l’incident, comme vous dites, se situe un peu après huit heures… Mais je ne crois pas qu’il présente le moindre intérêt. Quelle est votre opinion sur cette affaire ?… Pour ma part, je me refuse à croire, comme le bruit, dit-on, commence à en courir, que le crime ait été commis par quelqu’un de la maison… Pensez que n’importe qui peut entrer dans la cour… Je vais d’ailleurs adresser une réclamation au propriétaire afin que la porte de la voûte soit fermée dès le crépuscule… »

Maigret s’était levé.

« Je n’ai pas encore d’opinion ! » dit-il.

La concierge apportait le courrier et, comme la porte de l’antichambre était restée ouverte, elle aperçut soudain le commissaire en tête à tête avec M. de Saint-Marc.

Brave Mme Bourcier ! Elle en était toute retournée ! Son regard trahissait des mondes d’inquiétude !

Est-ce que Maigret allait se permettre de soupçonner les Saint-Marc ? Ou même seulement les ennuyer avec ses questions ?

« Je vous remercie, monsieur… Et je vous demande d’excuser cette visite…

— Un cigare ? »

M. de Saint-Marc était très grand seigneur, avec un petit rien de familiarité condescendante qui rappelait l’homme politique plus encore que le diplomate.

« Je suis à votre entière disposition. »

Le valet de chambre referma la porte. Maigret descendit lentement l’escalier, se retrouva dans la cour où le livreur d’un grand magasin cherchait en vain la concierge.

Dans la loge, il n’y avait qu’un chien, un chat et les deux enfants occupés à se barbouiller de soupe au lait.

« Maman n’est pas ici ?

— Elle va revenir, m’sieu ! Elle est montée porter le courrier… »

Dans le coin honteux de la cour, près de la loge, il y avait quatre caisses de zinc où, dès la nuit, les locataires venaient les uns après les autres jeter les ordures ménagères.

À six heures du matin, la concierge ouvrait la porte d’entrée et les hommes du service de la voirie renversaient les poubelles dans leur camion.

Ce coin-là, le soir, n’était pas éclairé. La seule lampe de la cour se trouvait de l’autre côté, au bas de l’escalier.

Qu’est-ce que Mme Martin était venue chercher, à l’heure, à peu près, où Couchet était tué ?

S’était-elle mis en tête, elle aussi, de retrouver le gant de son mari ?

« Non ! grogna Maigret frappé par un souvenir. Martin n’a descendu les ordures que beaucoup plus tard. »

Alors, quelle était cette histoire ? Il ne pouvait y avoir de cuiller perdue ! Pendant la journée, les locataires n’ont pas le droit de déposer quoi que ce soit dans les poubelles vides !

Qu’est-ce qu’ils cherchaient donc, tous les deux, l’un après l’autre ?

Mme Martin fouillait dans la poubelle même !

Martin, lui, tournait autour en frottant des allumettes !

Et le gant, le lendemain matin, était retrouvé !

« Vous avez vu l’enfant ? » fit une voix derrière Maigret.

C’était la concierge, qui parlait du gosse des Saint-Marc avec plus d’émotion que des siens.

« Vous n’avez rien dit à madame, au moins ? Il ne faut pas qu’elle sache…

— Je sais ! Je sais !

— Pour la couronne… je veux dire la couronne des locataires… Je me demande si on doit la faire porter aujourd’hui à la maison mortuaire ou si c’est l’usage de ne la déposer qu’au moment des obsèques… Les employés ont été très chic aussi… Ils ont récolté trois cents et des francs… »

Et, se tournant vers un livreur :

« Qu’est-ce que c’est ?

— Saint-Marc !

— Escalier de droite. Premier étage en face… Sonnez doucement, surtout ! »

Puis, à Maigret :

« Si vous saviez ce qu’elle peut recevoir de fleurs ! Au point qu’ils ne savent où les mettre… On a dû en monter la plus grande partie dans les chambres de domestiques… Vous ne voulez pas entrer ?… Jojo, vas-tu laisser ta sœur tranquille ?… »

Le commissaire regardait toujours les poubelles.

Que diable les Martin pouvaient-ils chercher là-dedans ?

« Est-ce que, le matin, vous les déposez sur le trottoir, comme c’est la règle ?

— Non ! Depuis que je suis veuve, c’est impossible ! Ou alors, il faudrait que je prenne quelqu’un, car c’est beaucoup trop lourd pour moi… Les hommes de la voirie sont bien gentils… Je leur offre de temps en temps un coup de blanc et ils viennent prendre les boîtes dans la cour…

— Si bien que les chiffonniers ne peuvent les fouiller !

— Vous croyez ça ? Ils entrent dans la cour, eux aussi… Ils sont quelquefois trois ou quatre à faire une saleté de tous les diables…

— Je vous remercie. »

Et Maigret s’en alla, rêveur, oubliant ou dédaignant de faire une nouvelle visite aux bureaux comme il en avait l’intention le matin.

Quand il arriva au Quai des Orfèvres, on lui annonça :

« Quelqu’un vous a demandé au téléphone. Un colonel… »

Mais il suivait son idée. Ouvrant la porte du bureau des inspecteurs, il appela :

« Lucas ! Tu vas te mettre en route immédiatement… Tu interrogeras tous les chiffonniers qui ont l’habitude d’opérer aux environs de la place des Vosges… Au besoin, tu iras jusqu’à l’usine de Saint-Denis, où les ordures sont brûlées…

— Mais…

— Il faut savoir si on n’a rien remarqué d’anormal dans les poubelles du 61, place des Vosges, avant-hier matin… »

Il s’était laissé tomber dans son fauteuil et un mot lui revint à l’esprit : colonel…

Quel colonel ? Il ne connaissait pas de colonel…

Ah ! oui ! Il y en avait pourtant un dans l’histoire ! L’oncle de Mme Couchet ! Que lui voulait-il ?

« Allô !… Élysée 17-62 ?… Ici, le commissaire Maigret, de la Police judiciaire… Vous dites ? C’est le colonel Dormoy, qui veut me parler ?… Je reste à l’appareil, oui… Allô !… C’est vous, mon colonel ?… Comment ?… Un testament ?… Je n’entends pas très bien… Non, au contraire, parlez moins fort !… Éloignez-vous un peu de l’appareil… C’est mieux… Alors ?… Vous avez trouvé un testament inouï ?… Et pas même cacheté ?… Entendu ! Je serai là-bas dans une demi-heure… Mais non ! Il est inutile que je prenne un taxi… »

Et il alluma sa pipe en repoussant son fauteuil, croisa les jambes.

VII

LES TROIS FEMMES

« Le colonel vous attend dans la chambre, monsieur. Si vous voulez me suivre… »

La chapelle ardente était close. On remuait dans la pièce voisine, qui devait être la chambre de Mme Couchet. La servante poussa une porte et Maigret aperçut le colonel debout près de la table, la main légèrement posée sur celle-ci, le menton haut, digne et calme comme s’il eût posé pour un sculpteur.

« Veuillez vous asseoir ! »

Seulement, cela ne prenait pas avec Maigret, qui ne s’assit pas, se contenta de déboutonner son lourd pardessus, de poser son chapeau melon sur une chaise et de bourrer une pipe.

« C’est vous qui avez trouvé le testament en question ? dit-il alors en regardant autour de lui avec intérêt.

— C’est moi, ce matin même. Ma nièce n’est pas encore au courant. Je dois dire que c’est tellement révoltant… »

Une drôle de chambre, à l’image de Couchet ! Certes, les meubles étaient de style comme dans le reste de l’appartement. Il y avait quelques objets de valeur. Mais, tout à côté, on trouvait des choses qui révélaient les goûts frustes du bonhomme.

Devant la fenêtre, une table lui servait plus ou moins de bureau. On y voyait des cigarettes turques, mais aussi toute une série de ces pipes en merisier qui coûtent six sous et que Couchet devait culotter avec amour.

Une robe de chambre pourpre ! Ce qu’il avait trouvé de plus éclatant ! Puis, au pied du lit, des savates aux semelles trouées.

La table avait un tiroir.

« Vous remarquerez qu’il n’était pas fermé à clef ! dit le colonel. Je ne sais même pas si la clef existe. Ce matin, ma nièce avait besoin d’argent pour payer un fournisseur et j’ai voulu lui éviter de signer un chèque. J’ai fouillé dans cette chambre. Voici ce que j’ai trouvé… »

Une enveloppe à en-tête du Grand-Hôtel. Du papier à lettre portant la même raison sociale, légèrement bleuté.

Puis des lignes qui semblaient avoir été écrites distraitement, comme on compose un brouillon.

« Ceci est mon testament… »

Plus loin cette phrase inattendue :

« Comme je négligerai sans doute de me renseigner sur les lois en matière de succession, je prie mon notaire, maître Dampierre, de faire au mieux pour que ma fortune soit partagée aussi également que possible entre :

« 1. Ma femme Germaine, née Dormoy ;

« 2. Ma première femme, aujourd’hui épouse Martin, domiciliée 61, place des Vosges ;

« 3. Nine Moinard, habitant l’hôtel Pigalle, rue Pigalle »

« Qu’en pensez-vous ? »

Maigret exultait. Ce testament achevait de lui rendre Couchet aussi sympathique que possible.

« Bien entendu, poursuivait le colonel, ce testament ne tient pas debout. Il comporte je ne sais combien de clauses de nullité et, aussitôt après les obsèques, nous le ferons attaquer. Mais, s’il m’a paru intéressant et urgent de vous en parler, c’est que… »

Maigret souriait toujours, comme s’il eût assisté à une bonne farce. Jusqu’à ce papier du Grand-Hôtel ! Comme beaucoup d’hommes d’affaires qui n’ont pas de bureau dans le centre, Couchet devait y donner certains de ses rendez-vous. Alors, en attendant quelqu’un, sans doute, dans le hall ou au fumoir, il avait attiré un sous-main et il avait griffonné ces quelques lignes.

Il n’avait pas fermé l’enveloppe ! Il avait jeté le tout dans son tiroir, remettant à plus tard le souci de rédiger ce testament selon les formes.

Il y avait quinze jours de cela.

« Vous avez dû être frappé, disait le colonel, par une véritable monstruosité. Couchet oublie simplement de parler de son fils ! Rien que ce détail suffit à entacher l’acte de nullité et…

— Vous connaissez Roger ?

— Moi ?… Non… »

Et Maigret souriait toujours.

« Je disais tout à l’heure que, si je vous ai prié de venir, c’est que…

— Vous connaissez Nine Moinard ? »

Le malheureux sursauta comme si on lui eût marché sur le pied.

« Je n’ai pas à la connaître ! Son adresse seule, rue Pigalle, me donne une idée de… Mais qu’est-ce que je disais ?… Ah ! oui ! Vous avez vu la date du testament ? Il est récent !… Couchet est mort deux semaines après l’avoir écrit… Il a été tué !… Supposez maintenant qu’une des deux femmes dont il est question ait connu ces dispositions… J’ai tout lieu de croire qu’elles ne sont pas riches…

— Pourquoi deux femmes ?

— Que voulez-vous dire ?

— Trois femmes ! Le testament parle de trois femmes ! Les trois femmes de Couchet, si vous voulez ! »

Le colonel finissait par croire que Maigret plaisantait.

« Je parlais sérieusement… dit-il. N’oubliez pas qu’il y a un mort dans la maison ! Et qu’il s’agit de l’avenir de plusieurs personnes !… »

Évidemment ! N’empêche que le commissaire avait envie de rire. Il n’aurait pas pu dire lui-même pourquoi.

« Je vous remercie de m’avoir mis au courant… »

Le colonel était dépité. Il ne comprenait rien à cette attitude de la part d’un fonctionnaire aussi important que Maigret.

« Je suppose que…

— Au revoir, mon colonel… Veuillez présenter mes respects à Mme Couchet… »

Dans la rue, il ne put s’empêcher de grommeler : « Sacré Couchet ! »

Froidement, comme ça, sans rire, il mettait ses trois femmes sur son testament ! Y compris la première, devenue Mme Martin, qui se dressait sans cesse devant lui avec un regard méprisant, tel un reproche vivant ! Y compris la brave petite Nine, qui faisait tout ce qu’elle pouvait pour le distraire !

Par contre, il oubliait qu’il avait un fils !

Pendant un bon moment, Maigret se demanda à qui il porterait d’abord la nouvelle. À Mme Martin, que la fortune suffirait sans doute à faire jaillir de son lit ? À Nine ?…

« Par exemple, elles ne tiennent pas encore la galette… »

C’était une histoire à durer des années ! On plaiderait ! Mme Martin, en tout cas, ne se laisserait pas faire !

« N’empêche que le colonel a été honnête ! Il aurait pu brûler le testament sans que personne le sût… »

Et Maigret, guilleret, traversait à pied le quartier de l’Europe. L’atmosphère était attiédie par un soleil clairet. Il y avait de la gaieté dans l’air.

« Sacré Couchet ! »

Il pénétra dans l’ascenseur de l’hôtel Pigalle sans rien demander et quelques instants plus tard il frappait à la porte de Nine. Il y eut des bruits de pas à l’intérieur. L’huis s’entrouvrit, juste assez pour laisser passer une main qui resta tendue dans le vide.

Une main de femme, déjà ratatinée. Comme Maigret ne bougeait pas, la main s’impatienta, un visage de vieille Anglaise se montra à son tour et il y eut tout un discours incompréhensible.

Ou plutôt Maigret devina que l’Anglaise attendait son courrier, ce qui expliquait son geste. Le plus clair, c’est que Nine n’occupait plus sa chambre, qu’elle n’habitait sans doute plus l’hôtel.

« Trop cher pour elle ! » songea-t-il.

Et il s’arrêta, hésitant, devant la porte voisine. Un valet de chambre le décida, en lui demandant avec méfiance :

« Qu’est-ce que vous cherchez ?

— M. Couchet…

— Il ne répond pas ?

— Je n’ai pas encore frappé. »

Et Maigret sourit encore. Il était d’une humeur enjouée. Ce matin-là, il avait soudain l’impression de participer à une farce ! Toute la vie était une farce ! La mort de Couchet était une farce, et surtout son testament !

« …trez ! »

Le verrou bougeait. La première chose que fit Maigret, ce fut d’aller tirer les rideaux et d’entrouvrir la fenêtre.

Céline ne s’était même pas réveillée. Roger se frottait les yeux, bâillait :

« Ah ! c’est vous… »

Il y avait progrès. La pièce ne sentait pas l’éther. Les vêtements étaient par terre, en tas.

« … que vous voulez ? »

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