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Читем онлайн Lécluse n°1 - Simenon

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— Vous le savez mieux que moi.

Ducrau souriait en tournant dans le salon sans savoir où se mettre, et Maigret, familier, alla chercher dans le jardin la bouteille de cognac et les verres.

— Supposez deux hommes, dit-il en se servant à boire. Un qui a déjà tué et qui risque par conséquent de se faire boucler pour le restant de ses jours, sinon pis, et l’autre qui n’a jamais fait de mal à personne. Ils se cherchent comme deux coqs. Quel est, à votre avis, le plus dangereux ?

Pour toute réponse, l’armateur accentua son sourire épais.

— Reste à savoir, maintenant, qui a pendu Bébert. Qu’en dites-vous, Ducrau ?

Maigret était toujours cordial, mais il y avait une lourdeur nouvelle dans chaque mot, dans chaque syllabe qu’il laissait tomber, comme si chacune eût été gonflée de sens.

Ducrau avait fini par se caser dans un fauteuil, ses courtes jambes allongées, sa pipe sur la poitrine. Cette pose lui faisait un triple menton cependant que les paupières mi-closes mettaient un volet à son regard.

— Savez-vous à quelle question toute simple nous arrivons ainsi ? Qui, un jour, a abusé de la simplicité d’Aline, et lui a fait un enfant ?

Cette fois, son compagnon se leva d’une détente, du rouge aux joues.

— Eh bien ? questionna-t-il.

— Eh bien ! ce n’est pas vous, bien entendu. Ce n’est pas Gassin non plus, qui s’est toujours cru son père. Ce n’est pas votre fils Jean, qui avait pour elle une amitié passionnée et qui, d’ailleurs…

— Qui ?… Qu’alliez-vous dire ?…

— Rien de méchant. J’ai eu quelques informations sur lui. Dites-moi, Ducrau, après avoir eu votre première fille avec votre femme, vous n’avez pas été malade ?

Il n’y eut qu’un grognement, et Maigret vit un dos devant lui.

— C’est peut-être l’explication. Toujours est-il qu’Aline est simple d’esprit. Quant à votre fils, c’est un enfant maladif, nerveux, d’une sensibilité telle qu’il a des crises d’hystérie. De l’avis de ses camarades, pour qui c’était un sujet de plaisanterie, ce n’était pas tout à fait un homme. De là cette amitié émue, mais extrêmement pure, entre lui et Aline.

— Où voulez-vous en venir ?

— À ceci : si Bébert a été tué, c’est que c’était lui l’amant ! La Toison-d’Or est souvent amarrée à Charenton pendant des semaines. Gassin passe des soirées dans les bistrots. L’aide-éclusier est un solitaire et, en rôdant autour des péniches, il a aperçu Aline, un soir…

— Taisez-vous !

Ducrau, le cou violacé, lança sa pipe dans un coin du salon.

— Est-ce vrai ?

— Je n’en sais rien.

— Peut-être n’a-t-il même pas eu besoin d’user de la force, car elle n’a pas conscience de ses actes. Et personne ne sait ! Jusqu’au jour où Aline accouche… Aline qui a trois hommes autour d’elle… Qui croyez-vous, Ducrau, que Gassin soupçonne ?

— Moi ! cria l’autre.

Et en même temps il tressaillit, marcha lourdement vers la porte, qu’il ouvrit d’un geste violent. Sa fille était derrière. Il leva la main. Elle poussa un cri. Mais lui, au lieu de frapper, se contenta de rabattre le panneau avec violence.

— Ensuite ?

Il revenait vers Maigret comme une bête dans l’arène.

— J’ai remarqué qu’Aline avait peur de vous, et même plus que peur. Gassin a dû avoir la même idée. Alors, du moment que vous rôdiez autour d’elle…

— C’est bien cela. Ensuite ?

— Pourquoi un autre personnage n’aurait-il pas cru la même chose, d’autant plus qu’il connaissait votre besoin de toucher à toutes les femmes ?

— Eh bien ! dites !

— Votre fils…

— Et après ?

Il y avait des pas, des voix dans la chambre du haut. C’était Berthe qui pleurait en racontant l’incident à sa mère ou à son mari. Un peu plus tard, la bonne se montra, intimidée.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Madame vous demande de monter.

Il ne trouva rien à répondre. C’était trop beau. Il se contenta de se verser un plein verre de fine qu’il vida d’un trait.

— Où en étiez-vous ?

— Que pour trois personnes au moins vous passez pour un dégoûtant personnage. Aline s’enferme dans sa cabine quand elle vous voit arriver et pleure quand on parle de vous. Son père vous épie et n’attend qu’une preuve pour se venger. Quant à votre fils, il se torture comme les grands nerveux seuls savent le faire. N’a-t-il pas parlé à certain moment d’entrer dans les ordres ?

— Il y a six mois. Qui vous l’a dit ?

— Peu importe. Vous l’écrasez. Vous l’étouffez. Il n’a eu de joie dans sa vie que pendant les trois mois passés, convalescent, sur la Toison-d’Or.

— Dépêchez-vous !

Il s’épongea et se versa encore à boire.

— C’est fini. J’ai expliqué tout au moins son suicide.

— Je voudrais bien savoir comment.

— Quand il a appris que vous aviez été blessé et jeté à l’eau de la péniche, en pleine nuit, il n’a pas eu de doute : c’était Aline qui, révoltée, attaquée peut-être…

— Il n’aurait pas pu m’en parler ?

— Vous a-t-il jamais parlé ? Votre fille vous parle-t-elle ? Puisqu’on lui refusait le cloître et qu’il se considérait lui-même comme une épave, il a voulu faire au moins un beau geste. Ce sont des choses dont les adolescents rêvent dans les mansardes. Par bonheur, ils ne les réalisent pas toujours. Votre fils a réalisé. Il sauvait Aline ! Il se déclarait coupable ! Vous ne comprenez peut-être pas, mais tous les jeunes gens d’un certain âge comprendront…

— Et vous ? Comment avez-vous compris ?

— Il n’y a pas que moi. Pensez que Gassin lui-même, pendant qu’il traînait de bar en bar, ivre mort, sans parler, s’acharnait sur le même problème. Hier au soir, il n’est pas rentré à son bord. Il a laissé Aline seule. Il a pris une chambre en face.

Ducrau, vivement, alla soulever le rideau, mais on ne voyait rien, à cause de la lumière du salon.

— Vous n’avez pas entendu ?

— Non.

— Qu’est-ce que vous allez faire ?

— Je n’en sais rien dit simplement Maigret. Quand deux hommes vont se battre, on essaie de les séparer. Mais la loi ne me permet pas d’intervenir alors que deux hommes sont prêts à se tuer. Elle me permet d’arrêter un assassin…

Ducrau tendait le cou.

— Pour cela, il faut des preuves !

— Si bien que ?…

— Rien ! Mercredi à minuit, je n’appartiendrai plus à la police. Vous me l’avez rappelé tout à l’heure. Vous n’avez pas de tabac gris, par hasard ?

Il en prit dans un pot de grès qu’on lui désignait et, après avoir bourré sa pipe, emplit sa blague. On frappait à la porte. C’était Decharme, qui entra sans attendre de réponse.

— Je vous demande pardon. Ma femme me prie de l’excuser si elle ne descend pas dîner. Elle est un peu souffrante. C’est son « état »…

Il ne s’en allait pas, cherchait la place où il allait s’installer et s’étonnait devant les verres de cognac.

— Vous ne voulez pas plutôt des apéritifs ?

Par miracle, Ducrau ne le rabrouait pas, ne semblait même pas s’apercevoir de sa présence. Il avait ramassé sur le tapis sa pipe qui n’était pas cassée. Il n’y avait qu’un éclat blanc dans l’écume, et il y passait son doigt enduit de salive.

— Ma femme est là-haut ?

— Elle vient de descendre à la cuisine.

— Vous permettez un instant, commissaire ?

Ducrau avait l’air de s’attendre à ce que le commissaire ne permît pas, mais il n’en fut rien.

— Un drôle de bonhomme ! soupira Maigret une fois la porte refermée.

Et Decharme, qui était mal à l’aise dans le fauteuil où il avait replié son grand corps, mais qui n’osait pas se lever, toussota, murmura :

— Il est parfois étrange, vous l’avez sans doute remarqué. En somme, il a ses bons et ses mauvais moments.

Maigret, comme s’il eût été chez lui, ferma les rideaux, laissa une mince fente par laquelle il observait parfois la cour.

— Il faut beaucoup de patience…

— Vous en avez !

— Par exemple, pour le moment, ma situation est assez délicate. Je suis officier, vous le savez. Il est évident que l’Armée ne peut pas être mêlée à certaines choses, à certains drames qui…

— Drames qui ?… répéta Maigret, impitoyable.

— Je ne sais pas. C’est un conseil que je vous demande. Vous avez une situation officielle, vous aussi. Or, votre présence et certains bruits…

— Quels bruits ?

— Je ne sais pas. Mais supposez… C’est horriblement difficile à dire. Ce n’est qu’une supposition, n’est-ce pas ? Supposez qu’un homme qui a une certaine situation se soit mis dans une position… une position…

— Un verre de fine ?

— Merci. Jamais d’alcool !

Il se cramponnait quand même. Il était décidé à tout et il n’improvisait pas ! Tout son discours était prêt !

— Quand un officier a failli, il est de tradition que ses camarades eux-mêmes lui montrent son devoir et le laissent seul avec un revolver. Cela évite le scandale des débats publics et…

— De qui parlez-vous ?

— De personne. Je ne puis pourtant m’empêcher d’être inquiet. Et je venais vous demander, en définitive, de me rassurer ou de me dire si nous devons nous attendre à…

Il ne voulait quand même pas préciser davantage. Il se levait, soulagé. Il souriait en attendant la réponse.

— Vous me demandez si votre beau-père est un assassin et si je vais l’arrêter ?

Il n’avait pas paru s’inquiéter un seul instant de l’absence de Ducrau, qui rentrait le visage plus frais, les cheveux humides aux tempes comme ceux d’un homme qui vient de se laver la figure.

— Nous allons le lui demander.

Maigret fumait à grandes bouffées, tenait son verre de fine à la main, et il évitait de regarder Decharme qui était devenu blême mais qui n’osait pas ouvrir la bouche.

— Voilà, Ducrau, votre gendre qui me demande si je pense que vous êtes un assassin et si j’ai l’intention de vous arrêter.

On dut l’entendre d’en haut, car les pas s’arrêtèrent net au-dessus des têtes. Ducrau, malgré son sang-froid, en avait la respiration coupée.

— C’est lui qui demande… si je…

— N’oubliez pas qu’il est officier. Il me rappelait justement la coutume en pareil cas. Quand un officier a failli, comme il dit avec beaucoup d’élégance, ce sont ses meilleurs amis qui le laissent seul avec son revolver.

Le regard de Ducrau suivait obstinément Decharme, qui marchait comme sans but vers le fond de la pièce.

— Ah ! Il a dit…

Pendant quelques secondes, on put croire que les choses allaient mal tourner. Mais les traits de Ducrau se détendaient peu à peu, peut-être sous le coup d’un effort héroïque. Il souriait. Le sourire s’élargissait. Il riait ! Il riait même en se tapant sur les cuisses.

— C’est crevant, hurla-t-il enfin, des larmes aux yeux à force de rire. Ah ! mon petit Decharme ! Quel charmant garçon tu fais ! Dites donc, mes enfants, on va se mettre à table. Les officiers qui… quand un autre a failli… Sacré Decharme ! Et dire qu’on va bouffer l’un en face de l’autre…

La chemise de Maigret lui collait au corps, mais on ne pouvait s’en douter en le voyant vider avec soin sa pipe dans le cendrier et la glisser dans son étui avant de la remettre en poche.

X

La servante apporta la soupière au moment où Ducrau, avec un soupir d’aise, glissait entre son faux col et sa chair un grand coin de serviette. Il n’y avait pas de feu et Mme Ducrau, frileuse, avait jeté sur ses épaules une mantille de tricot noir qui avait l’air d’un éteignoir.

La place de Berthe restait vide, juste en face de l’armateur, qui ordonna à la servante :

— Allez dire à ma fille de descendre.

Il se servit de soupe, posa à côté de son assiette un énorme quignon de pain. Comme sa femme reniflait, il fronça deux ou trois fois les sourcils et s’impatienta enfin.

— Tu es enrhumée ?

— Je crois que oui, balbutia-t-elle en détournant la tête pour ne pas laisser voir qu’elle était sur le point de pleurer à nouveau.

Quant à Decharme, il écoutait des bruits d’en haut, tout en maniant sa cuiller avec élégance.

— Eh bien ! Mélie ?

— Mme Berthe fait répondre qu’elle ne peut pas descendre.

Ducrau aspirait bruyamment sa soupe.

— Va lui répéter, toi, que je veux qu’elle descende, malade ou non. Compris ?

Decharme quitta la pièce, et Ducrau parut chercher autour de lui quelqu’un à attaquer encore.

— Mélie, ouvre les rideaux.

Il faisait face aux deux fenêtres qui dominaient la cour, la grille, la Seine. Pesant sur la table de tout son torse, il mangeait son pain en regardant dehors, dans l’épaisseur de la nuit. À l’étage au-dessus, il y avait des bruits précipités, des chuchotements, des sanglots. Quand Decharme reparut, ce fut pour annoncer :

— Elle vient.

Et, en effet, sa femme entra quelques instants plus tard. Elle n’avait pas pris la peine de cacher sous de la poudre les rougeurs luisantes de son visage.

— Mélie ! appela Ducrau.

Il ne s’occupait pas de Maigret, ni des autres. On eût dit qu’il menait une vie à part, qu’il suivait, sans s’inquiéter du reste, un plan bien établi.

— Servez la suite.

Comme elle se penchait sur la table pour saisir la soupière, il lui tapota la croupe. Si la servante de Charenton était jeune, celle-ci n’avait pas d’âge, pas d’entrain, pas de charme.

— Au fait, Mélie, quand avons-nous couché ensemble pour la dernière fois ?

Elle sursauta, essaya en vain de sourire, regarda son patron puis sa patronne avec angoisse. Ducrau, lui, haussait les épaules et souriait avec pitié.

— Encore une qui croit que ça a de l’importance ! Vous pouvez aller. C’était ce matin, en choisissant les vins dans la cave.

Il ne put quand même pas s’empêcher de jeter un coup d’œil à Maigret pour juger de l’effet produit, mais le commissaire paraissait à cent lieues de ces histoires. Mme Ducrau n’avait pas réagi. Elle s’était tassée un peu plus sous son éteignoir de tricot et fixait la nappe avec application, tandis que sa fille tapotait son nez rouge de son mouchoir.

— Vous avez vu ? demanda l’armateur à Maigret en désignant, du menton, la cour et la grille.

Il y avait un seul bec de gaz, qui éclairait un petit cercle juste à la poterne. Or, dans ce cercle, se dressait une silhouette immobile. C’était à peine à dix mètres. L’homme, appuyé à la grille, ne devait rien perdre de ce qui se passait dans la salle à manger inondée de lumière.

— C’est lui ! affirma Ducrau.

Maigret, qui avait de très bons yeux, devina une seconde silhouette un peu en arrière, sur la berge de la Seine. La servante, raidie par la peur, apportait de la viande et de la purée de pommes de terre pendant que le commissaire, qui avait tiré un carnet de sa poche et en avait arraché une feuille de papier, y traçait quelques mots.

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